18.
Salle des transactions.
Intérieur aube.
Joe, assis devant les ordinateurs. On le retrouve comme on l’a connu au début : bien habillé, bien coiffé, un produit de synthèse. Il agit avec la même dureté mécanique. Secondé par Rosen, il s’active au téléphone et sur son écran.
JOE. Quinze mille, oui. (Sur une autre ligne.) Vendez ! Pour quatre-vingt-dix-neuf, pas à moins. (Sur une autre ligne.) Si vous n’acceptez pas, je vous mets un délit d’initié sur le dos. Pas de chantage au suicide, s’il vous plaît, on ne me la fait pas. (Sur une autre ligne.) Rachetez, par cent unités. (Sur une autre ligne.) Vous me prenez pour une bille ? Ajoutez un zéro ou je raccroche. C’est convenu. (À Rosen.) Rosen, votre rythme de transactions baisse.
ROSEN. Je n’en peux plus, monsieur. Je n’ai pas dormi depuis vingt-quatre heures.
JOE. Et alors ? Moi non plus, et je tiens ma moyenne.
ROSEN. Ce n’est pas une moyenne, monsieur, c’est une ligne de crête, et vous ne la quittez pas. Je ne suis pas de cette force.
JOE. Ne flattez pas, Rosen, et travaillez.
ROSEN (suppliant). L’élément humain, monsieur.
JOE. Pas de ce petit jeu-là avec moi. (Au téléphone.) C’est ça, je prends.
À ce moment-là, Weston entre, accompagné de Meg et d’Archibald.
WESTON. C’est la plus belle chose que j’aie vue de ma vie. Depuis quarante-huit heures, Golden Joe a engrangé huit cent quarante-quatre milliards. J’en ai les larmes aux yeux.
ARCHIBALD. Allons le féliciter.
WESTON. Vous êtes fou ? Si vous lui parlez une minute, vous nous faites perdre vingt-neuf millions.
MEG. (attendrie). Quel bonheur de le retrouver !
ARCHIBALD (bonhomme). Je ne me suis jamais fait de vrai souci.
MEG. L’acte stupide de cette fille lui a remis les idées en place.
ARCHIBALD. Je persiste à penser que tout n’était qu’une comédie destinée à lasser Fortin and Brass. Ils ont été tellement déconcertés par le comportement de Joe qu’ils ont fini par freiner leurs manœuvres ; et quand Joe est revenu ici, il y a deux jours, ils ont été pris totalement de court. (Au comptable.) On m’a d’ailleurs raconté que vous les fréquentiez beaucoup, ces derniers temps…
WESTON. Fortin and Brass ? Monsieur comprendra que, vu la tournure que prenaient les événements, la folie de Monsieur Joe, je ne pouvais faire autrement. Je sais calculer mes intérêts. C’est d’ailleurs pour cela que votre banque m’a toujours fait l’honneur de m’employer.
ARCHIBALD. Bien sûr, bien sûr.
MEG. (protégeant le comptable). Je réponds de notre ami. C’est un faux-cul sur lequel on peut compter.
ARCHIBALD. Que disent Fortin and Brass ?
WESTON. Je ne les vois plus, mais j’imagine qu’ils sont verts.
ARCHIBALD. Vert dollar, naturellement.
Et ils rient tous les trois.
Joe se lève.
JOE. Nous arrêtons, Rosen. Nous sommes revenus au niveau d’il y a quinze jours. Allez dormir un peu.
Meg et Archibald se précipitent vers lui pour le féliciter.
MEG. Mon fils, quel bonheur, quel bonheur !
JOE. Et attendez, mère, ce n’est pas fini.
ARCHIBALD. Que nous prépare-t-il encore, ce sacripant !
JOE (au comptable). Allez me chercher toutes les liquidités que nous avons au coffre.
WESTON. Pardon ?
JOE. Je sais. Cela ne relève pas de vos attributions, mais vous m’accorderez que nous vivons des instants un peu trop exceptionnels pour respecter les formes. Faites-vous aider et apportez-moi toutes nos liquidités.
WESTON. Je reviens, monsieur.
Sortie ainsi que Rosen.
Joe, épuisé, se laisse tomber sur une chaise.
ARCHIBALD. Comme il est beau, après l’effort !
JOE. Guilden ! Guilden ! Viens, s’il te plaît.
Guilden apparaît, sortant d’un renfoncement, dans sa tenue de clochard.
MEG. Qu’est-ce que c’est ?
JOE. Guilden va emporter l’argent que j’ai gagné cette nuit. Vous ne croyiez tout de même pas que c’était pour vous ?
MEG. Joe ! Ta folie te reprend.
JOE. Tu m’as dit qu’on prenait goût aux odeurs, mère ? Tu avais raison. C’est une drogue, l’humain, on ne peut plus s’en passer.
MEG. Joe, tu te laisses manipuler.
JOE. C’est vrai, pendant trente ans je me suis laissé manipuler ; j’avais un père qui était une machine, et une mère qui me façonnait à l’image de ce père. Malheureusement, elle s’ennuyait tellement qu’elle a voulu essayer les odeurs. Et elle nous y a tous entraînés. Mon père en est mort. Il a eu tort. Moi, j’ai décidé d’en vivre. (Il se lève.) Regardez l’écran : il ne vous reste plus rien. Ni à toi, mon oncle. Ni à toi, ma mère. J’ai vidé vos comptes et vendu tous vos biens. Je vous donnerai l’adresse de maisons qui peuvent vous accueillir. Vous aimez les odeurs ? Vous allez mariner dans la vôtre.
Meg et Archibald restent un instant blêmes.
JOE. Observe-les bien, Guilden, ça va être amusant.
MEG. (paniquée). Archibald, Archibald, regarde… je grossis… je prends des rides… j’ai des plis, là, sur les doigts… et des taches… Archibald, je prends mon âge !
ARCHIBALD (désormais fermé). Fous-moi la paix, sale conne ! Où tu as mis les bouteilles ?
MEG. Je dépasse mon âge ! Je dépasse mon âge !
ARCHIBALD. M’en fous. Zap. Copains. Télé. Pinard. Où est le pinard ?
MEG. Plutôt mourir qu’être vieille ! Archibald ! Archibald !
ARCHIBALD. Le pinard ! Le pinard !
MEG. Dis-moi que tu m’aimes ?
ARCHIBALD. Marre des bonnes femmes ! Le pinard !
Ils sortent ainsi.
JOE. C’est bien ce que je pensais. Les odeurs sont un luxe qu’ils ne pouvaient se permettre que lorsqu’ils avaient de l’argent.
À ce moment-là Weston, suivi de deux porteurs de sacs, entre dans la pièce.
WESTON. Voici toutes nos liquidités, monsieur.
JOE. Très bien. Vous allez les donner à Monsieur. Et pendant ce temps, je vais clore les comptes.
GUILDEN. Qu’est-ce que vous faites, exactement ?
JOE (lyrique). Je volatilise l’argent. J’ai ramené sur nos computeurs presque tout ce qui circulait dans la City ; en une manœuvre, des milliards vont disparaître ! Et tous ces sacs de billets, Guilden, nous allons les brûler.
GUILDEN. Je ne suis pas d’accord.
JOE. C’est l’argent qui dresse des barrières entre les hommes ? Supprimons l’argent. Puisque personne ne supporte le partage, puisque personne ne supporte la justice, je supprime l’argent. Si tu ne veux pas brûler les billets, nous les jetterons dans la Tamise !
GUILDEN. Alors ce ne seront pas des billets que vous trouverez demain, flottant dans la Tamise, mais des milliers et des milliers de corps… de suicidés.
JOE. Tu ne comprends pas ce que je dis.
GUILDEN. Imaginez que, demain, les hommes n’aient plus le souci de l’argent ? Que feront-ils, nus, dépossédés, à vif ? Quelle raison de vivre ! Heureusement que les hommes ont inventé la course à la monnaie, heureusement qu’ils s’y entraînent, qu’ils s’y essoufflent, qu’ils s’y perdent et qu’ils n’y gagnent jamais, sinon, que feraient-ils ? La vraie misère, c’est cette vie, monsieur Joe, dont on ne sait pas quoi faire – La vraie misère, l’argent la cache.
JOE. Guilden, tu les sous-estimes.
GUILDEN. Non, je les aime. Ils sont fragiles. C’est beaucoup trop lourd, une vie d’homme ; c’est inhumain. Laissez-les se divertir avec l’argent.
JOE. Tu parles des hommes comme si tu n’en étais pas un !
GUILDEN. C’est le problème de l’homme : il n’arrive pas à s’y faire. Laissez-nous l’argent.
JOE. Tu te trompes, Guilden. Fais-moi confiance.
GUILDEN. Ne comptez pas sur moi. Vous imaginez un monde pour des héros ou des saints, pas pour des hommes. Adieu, monsieur.
JOE. Guilden ! Guilden !
GUILDEN (se retournant avant départir). Vous faites partie d’une race de tueurs qu’on sous-estime toujours : les idéalistes ; en faisant croire que vous allez aménager le monde, vous ne faites que tuer l’homme pour le remplacer par un autre. Un assassin aux mains propres… Adieu, monsieur Joe.
Guilden sort.
JOE. Je ferai ton bien malgré toi ! (Il se tourne vers Weston.) Allez me brûler tout cela dans la cour !
WESTON (aux deux porteurs). Faites ce que Monsieur Joe vous dit.
Le premier porteur s’approche de Joe, sort un revolver. Avant même que Joe ait eu le temps de dire quoi que ce soit, il lui tire une balle dans le crâne. Joe est tombé, mort. Grand calme dans la pièce.
PREMIER PORTEUR. Juste.
SECOND PORTEUR. Imminent.
Il s’agit de Fortin and Brass déguisés en porteurs.
WESTON. Il était donc fou. Définitivement. (Un temps.) Je crois que tout est arrangé, désormais. Messieurs, la banque Danish vous appartient.
Ils se serrent tous les trois les mains, enjambant le cadavre.
WESTON. Pourrais-je me permettre une petite réflexion… un peu… « sentimentale » ?
FORTIN. Faites.
BRASS. Allez.
WESTON. Monsieur Joe père… Ne pourrait-on pas remettre son portrait là où il fut toujours ? J’avais une admiration incommensurable pour ce cerveau de la finance que la mort nous a ravi trop tôt.
FORTIN. Approuvé.
BRASS. Enthousiaste.
Weston tire alors un fil qui fait descendre sur le mur d’écrans le portrait de Golden Joe père, figure terrible et inhumaine. Tous les trois le regardent, tout petits en dessous.
WESTON. C’était notre ennemi, certes. Mais je crois qu’en des temps si troublés, nous ne pouvons plus nous fier qu’à nos ennemis. Au moins, nous savons que nous partageons les mêmes valeurs.
FORTIN (sortant son arme). Affirmatif.
BRASS (sortant son arme). Positif.
Ils tirent sur Weston. Les deux coups de feu se succèdent rapidement. Weston tombe. Fortin et Brass s’approchent, soulèvent chacun un bras de Weston pour vérifier s’il est mort. Ils lâchent les bras ensemble. À ce moment-là, chacun semble découvrir la présence de l’autre. Ils se sourient hypocritement.
FORTIN. Bonsoir.
BRASS. Bonsoir.
Et en même temps, chacun tire sur l’autre. Ils s’effondrent proprement sur le sol. Soudain, au-dessus des cadavres, la figure du père de Joe disparaît, s’enroulant sur elle-même, et l’image de Joe apparaît sur les écrans. Il a le visage bouleversé qu’on lui a vu sous le pont de Londres. Il semble regarder l’amoncellement de corps dans la salle des marchés.
JOE. Guilden ? Guilden ? Ça y est ? Je suis mort ? Ils m’ont tué ? C’est fait ? Normalement, ils devraient m’avoir tué.
Cecily est morte. Elle ne déambule plus que dans cette petite part de moi qui se souvient d’elle, elle avance en trébuchant, la main tendue, le regard aveugle, mendiant une monnaie que personne ne lui donne, une pièce d’amour.
Cecily est morte. Moi aussi. Je vais pouvoir parler. Enfin. Il n’y a que les morts pour dire la vérité.
Le meilleur moyen de vivre, c’est de ne pas s’en rendre compte. Dès qu’on ouvre les yeux sur la vie, qu’on la voit telle qu’elle est, vacillante, incertaine, rongée par la mort aux deux bouts, le sol tremble, les jambes nous portent, les murs se fissurent, les autres surgissent, les bouches deviennent muettes sous le bavardage, lèvres cousues sur la douleur, on entend le cri du silence et les odeurs sautent à la gueule ! Je me suis éveillé trop tard : sur toutes les odeurs – la solitude, la multitude, la peine, la joie ou le besoin – une seule dominait, âcre, entêtante : l’odeur de la pitié. Guilden, tu m’entends ? Tu es là ?
C’est insuffisant, la pitié. Elle saoule, elle exclut de la vie. Tant qu’on éprouve de la pitié, on juge la vie comme si on demeurait à l’extérieur, appuyé sur je ne sais quelle hauteur. Ce n’est pas une odeur, la pitié, c’est l’écœurement des odeurs, la maladie de l’humain. Guilden, tu es là, tu m’entends ?
Tu le sais, toi, Guilden, qu’entre l’indifférence et la pitié, il y a l’amour. C’est ça, le bon usage des odeurs. Trop tard pour moi. Éveillé trop tard. Trop cérébré déjà. Moi, je ne pouvais chercher l’issue que dans les chiffres, les règles, les principes, à coups de tête, jamais de cœur. Moi, j’ai l’humanité abstraite, volontaire, je lui cherche des solutions, à l’humanité, je veux le bien des hommes sans les aimer. Guilden, tu m’entends ?
Ils m’ont tué, n’est-ce pas ? C’est logique. Je savais qu’ils iraient jusque-là. Et moi aussi.
C’est fait ? Propre ? J’étais trop lâche : entre la peur de vivre et celle de mourir, je n’ai vaincu que la peur de mourir. Vivre est trop lourd. Guilden ? Quelqu’un m’entend ? (L’enregistrement vidéo se détraque, images et sons tournent en boucle : on voit Joe répéter indéfiniment.) Trop-lourd-Guilden-quelqu’un-m’entend ?-trop-lourd-Guilden-quelqu’un-m’entend ?-trop-lourd-Guilden-quelqu’un-m’entend ?-trop-lourd-Guilden-quelqu’un-m’entend ?-trop-lourd-Guilden-quelqu’un-m’entend ?-trop-lourd-Guilden-quelqu’un m’entend ? etc.
Le noir se fait lentement sur cette machine détraquée qui surplombe les cadavres des hommes.
FIN